Charpente d’une mémoire puzzle…
L’Instance Equité et Réconciliation a été l’une des premières institutions à avoir fait de la problématique des archives un débat public. L’IER, dans le souci de la préservation positive de la mémoire et vu les problématiques qu’elle a rencontré en matière de lecture du contexte historique des violations, a placé la question des archives parmi ses priorités à la fois pour l’accomplissement de sa mission et pour la réflexion sur la politique nationale concernant la question des archives, d’où le fait que cette dernière a fait l’objet d’une de ses principales recommandations.
Ainsi, dans le cadre du suivi des recommandations de l’IER, le CCDH a mis en place en plus de la commission mixte avec le gouvernement pour le suivi des recommandations, un groupe de réflexion composé de membres du Conseil, d’historiens et d’experts dans le domaine des archives, depuis plusieurs dispositions ont émergé. Néanmoins la question des archives reste toujours un grand chantier national qui nécessite d’abord une grande sensibilisation.
Nous pouvons distinguer deux types de recommandations concernant les questions de mémoire et histoire : des recommandations à caractère national, et d’autres à caractère régional.
Les recommandations à caractère national font pour le moment l’objet d’une mission d’expertise. La mission d’identification qui a commencé en juillet 2008 concerne trois volets :
- appui à la création d’un institut marocain de l’histoire du temps présent ;
- appui là la mise en place d’une politique moderne sur les archives publiques et privées ;
- appui à la création d’un musée national d’histoire.
La mission travaille en étroite collaboration avec le groupe de travail chargé de l’Histoire, Mémoire et Archives ainsi que l’administration du CCDH, et a déjà tenu plusieurs rencontres avec les acteurs concernés : Ministère de la Culture, Institut Royal pour la Recherche Historique, la Bibliothèque Nationale, la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle, la Société Nationale de Radiodiffusion, le Centre Cinématographique Marocain, l’Ecole des Sciences de l’Information, l’Association des historiens du Maroc, les Directions des Archives de différents ministères, les Centres universitaires…etc
La dimension régionale de la question de la préservation de la mémoire est relative au programme de réparation communautaire. En dehors de sa dimension matérielle de mise en place de projets de développement en concertation avec les acteurs locaux, le programme de réparation communautaire vise à permettre aux citoyens locaux de s’approprier leur histoire et de préserver de manière active leur mémoire et enfin d’assurer trois réconciliations parallèles et complémentaires : la réconciliation des populations locales avec l’Etat, la réconciliation des populations locales avec les lieux de détention secrets, et la réconciliation de l’Etat avec une histoire douloureuse mise longtemps aux oubliettes : une réconciliation entre les Hommes, les lieux et l’histoire.
(Photo atelier RC) Dans le cadre de la mise en œuvre de ces recommandations plusieurs ateliers de concertations avec les acteurs régionaux ont été organisés au niveau des onze provinces concernées par le programme. Il en a été proposé , pour la préservation de la mémoire, les axes d’intervention suivants :
• Restaurer les centres de détention secrets (derb My Chrif, Tazmamart, Tagounit, Agdz, Kelâat Mgouna, Skoura, etc.);
• Créer des espaces de préservation de la mémoire et/ou convertir des parties des centres de détention à des lieux de mémoire (création de centres culturels, complexes sociaux, espaces multifonction, centres de documentation et de la citoyenneté,) ;
• Classer les lieux symboliques en tant que monuments historiques (Maison d’Abdel karim El khattabi, Derb Moulay Chrif, Kesbat Agdz, Kesbat Skoura, Cinéma Saada, etc.);
• Analyser et documenter l’histoire de la détention secrète à l’échelle des régions et ses répercussions sur les communautés locales (création de cellules de recherche, réalisation d’études et inventaires, recueil des témoignages, confection de documentaires etc) ;
• Diffuser l’histoire des graves violations des droits de l’homme ayant un caractère collectif; (échanges entre régions et communautés affectées, ateliers, conférences et séminaires, journées d’étude, expositions itinérantes, intégration dans les programmes scolaires « clubs droits de l’homme, concours », CD-Rom, Sites internet, bulletins d’information, publications etc.) ;
• Organiser des actions de reconnaissance envers les victimes, populations et sites (Réhabilitation des tombes et cimetières, édification des stèles, organisation de cérémonies religieuses, baptiser les places publiques, avenues etc. en l’honneur des figures emblématiques des années de plomb, revalorisation des langues locales etc.) ;
• Instituer une journée de la mémoire et de l’équité.
La mise en place de lieux de mémoire, d’action de préservation de la mémoire, de lecture et d’écriture de l’histoire est un acte fondamental pour toute société après le travail d’une commission de vérité et une expérience de justice transitionnelle.
Ces actions proposées, par les acteurs locaux dans le cadre du programme réparation communautaire dont le financement est quasi acquis , posent en même temps les questions de pérennisation de l’expérience, de la vie de ces espaces, des politiques publiques y afférentes. Une fois mises en place, quels sont les acteurs qui prendront la relève de la gestion, de la dynamisation de ces espaces ? Les communes ? Le ministère de la culture ? Quel serait le meilleur héritier de ces fragments d’une histoire, de cette mémoire puzzle, ayant la vision, le budget et les ressources nécessaires pour le faire ?
Plusieurs partenariats sont en cours de négociation par le CCDH, mais le débat public sur les politiques de mémoire reste ouvert…
Par Ahmed Taoufik Zainabi, chef du département droits collectifs et affaires régionales
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Derb Moulay Chérif
La préfecture de Derb Moulay Chérif à Casablanca
Relevant, à sa construction, de la Brigade nationale de police judiciaire, cet établissement sera, dès la fin des années 1950, utilisé à des fins de détention arbitraire. La plupart des détenus poursuivis dans des affaires à caractère politique eurent en effet à séjourner dans ce centre, utilisé pour la détention arbitraire et la torture entre 1959 et 1991. Ces locaux relevaient des services de la police judiciaire, responsables de l’organisation des détentions ; pourtant, d’autres services de sécurité y entreprenaient parfois les interrogatoires et y soumettaient les détenus à la torture. La surveillance des lieux était assurée, en permanence, par quatre unités de garde relevant des troisième et quatrième unités mobiles. Quant au nombre des détenus incarcérés dans le centre, il variait, selon les périodes, entre 40 et 300 détenus.
Agdz
Ancien Kasbah appartenant au Pacha El Glaoui, le centre de détention d’Agdez est une résidence entourée d’une haute muraille munie de tours d’observation, au centre d’une oasis à Agdez. Utilisé comme centre de détention entre 1976 – date à laquelle les détenus arrêtés après les événements de 1973 y avaient été placés – et 1982, conformément à la déposition de l’ancien responsable des lieux…
Kalaat Mgouna
Petite caserne militaire perchée en haut d’une colline surplombant la localité du même nom, le centre de détention de Kalaat Meggouna est entouré d’une muraille construite selon la technique traditionnelle. Initialement composé de trois ailes, il sera par la suite doté de cinq autres : deux en 1982, une troisième en 1989, une quatrième en 1990, et enfin une cinquième en 1991. Chaque aile renferme un seul lieu d’aisance et un seul point d’eau.
Utilisé comme centre de détention à partir du 23 octobre 1980 – date à laquelle les détenus jusque-là incarcérés à Agdez y furent transférés – ce centre continuera à servir à des fins d’incarcération jusqu’à sa fermeture après la libération, le 12 juin 1991 des détenus survivants.
Tagounit
Située à l’extrême sud-est du Royaume, la localité de Tagounit est connue pour son climat particulièrement rigoureux, comme par les grands écarts de température entre hiver et été.
Originellement une propriété du Pacha el-Glaoui, le centre de détention de Tagounit a été successivement utilisé par l’Armée française, l’Armée de Libération, puis l’Armée royale durant la Guerre des Sables, et enfin les services des Forces auxiliaires.
Les individus issus du groupe dit « Groupe de Casablanca » ont été les premiers à être incarcérés dans ce centre. Il s’agit de 215 personnes, arrêtées entre décembre 1971 et début mars 1972, à l’occasion de la tenue à Casablanca, en 1971, du Sommet de la Conférence islamique. C’étaient pour la plupart des sans-abri, des mendiants, des élèves et des employés arrêtés dans la rue ou dans les lieux où ils se trouvaient pour la nuit.
Voir rapport de l’IER : livre 2