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"Il suffit de jeter un coup d’œil sur les deux dernières décennies pour apprécier le chemin parcouru"

Interview de M. Driss El Yazami sur "Le Matin du Sahara ”, le 30 Juillet 2015

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Quel bilan faites-vous de la situation des droits de l’Homme au Maroc au cours des dernières années ?

 

Vos lecteurs comprendront aisément que je réserve la primeur de notre rapport 2014 à Sa Majesté le Roi et aux deux chambres. Nous mettons en effet la dernière main à ce rapport que je présenterais aux élus de la Nation dans quelques semaines. Mais globalement, et s’il fallait tenter un bilan sur ces dernières années en quelques phrases, nous pourrions dire : des progrès indéniables, mais peut mieux faire, et probablement plus rapidement. Nous avons collectivement mis la barre très haut avec la constitution de 2011, un véritable manifeste des libertés et nos compatriotes, mieux éduqués et plus informés sont, à raison, plus exigeants. La moitié de notre société aspire à plus d’égalité et à une lutte active et ferme contre les discriminations qui frappent les femmes, comme un rapport que nous nous apprêtons à publier le démontrera. Des franges entières de notre enfance sont victimes, quotidiennement, de violations de leurs droits fondamentaux, comme notre avis sur le travail domestique ou notre rapport sur les violences sexuelles, réalisé avec l’UNICEF, l’ont montré. Des centaines de milliers depersonnes en situation de handicap sont discriminées comme trois études que nous avons réalisées l’ont prouvé.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les deux dernières décennies pour apprécier le chemin parcouru. Et nous l’avons fait de manière pacifique, en respectant le pluralisme de la Nation, avec des débats parfois rudes (mais c’est là le propre de la démocratie). Ce cheminement singulier est largement reconnu, y compris sur le plan international, comme entre autres exemples, la politique royale sur l’immigration. Mais nous devons incontestablement accélérer le rythme, car il y a encore des choses insupportables, et que les Marocain-e-s ne supportent plus. Notre « métier » consiste à le rappeler.

 

Comment évaluez-vous l’implémentation des dispositions constitutionnelles en matière des droits de l’Homme ?

 

Le gouvernement a choisi, et c’est une option que le CNDH a estimé à sa juste valeur et soutenu, de faire précéder l’élaboration de certaines lois, par de vastes débats nationaux comme fut le cas sur la presse, l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination (APALD), le Conseil de la famille et de l’enfance et le Conseil de la jeunesse et de la vie associative, la société civile, etc. Sa Majesté le Roi a lancé la dynamique du dialogue national sur la justice, qui a débouché sur la charte nationale pour la réforme de la justice, qui constitue pour le CNDH et l’ensemble des acteursle cadre référentiel national, dont il ne faut dévier. Certaines voix ont critiqué le retard mis à élaborer certains projets de loi, mais je ne suis pas de cet avis. Ces débats étaient nécessaires et ont été productifs, même si des acteurs de la société civile ont été parfois critiques, et c’est bien évidemment leur droit, comme lors du débat sur la société civile. Sur d’autres questions, comme sur la violence à l’égard des femmes par exemple ou le handicap, le débat n’a guère été mené ou de manière timide et c’est probablement ce qui explique les difficultés de leur adoption.

 

Mais comme dit le proverbe « C’est au pied du mur  qu’on voit le maçon ». Autrement dit, le moment est venu d’adopter une série de lois et de veiller à leur qualité, c’est-à-dire à leur conformité avec la constitution, nos engagements internationaux et les attentes de nos compatriotes. Nous sommes à cet égard à un tournant avec sur l’agenda législatif 5 lois sur la justice (statut des magistrats, Haut conseil du pouvoir judiciaire, code pénal, code civil et code de procédure pénale), deux lois sur l’égalité (APALD et lutte contre les violences à l’égard des femmes), deux lois sur la presse, une loi cadre sur le handicap, une loi sur l’officialisation de la langue amazighe, une loi sur le droit de grève, une autre sur le droit d’accès à l'information,les lois sur le travail domestique, le droit de pétition et la motion législative.

 

Le CNDH aspire par ailleurs à l'accélération de l'adoption des lois concernant les institutions déjà mises en place (Haute autorité de la communication audiovisuelle, HACA, Conseil de la communauté marocaine à l'étranger, CCME, CNDH, Médiateur) et le renforcement du système national de protection des droits. Quatre mécanismes sont de ce point de vue à mettre en place, en vertu de nos engagements internationaux, pris parfois depuis longtemps : mécanisme de recours pour les enfants (depuis 1993), contre les discriminations (depuis 2006), pour les personnes en situation de handicap (depuis 2009) et le mécanisme national de prévention contre la torture, qui devra être installé avant la fin de cette année. 

 

Toutes ces lois sont à des niveaux différents d’avancement –certaines d’ailleurs sont déjà entre les mains des parlementaires-, mais le chantier est, vous en conviendrez, immense. Si nous y ajoutons la nécessité de revoir les lois et les pratiques en matière de libertés publiques (associationset manifestations pacifiques), il est encore plus grand. Mais si nous parvenons à mener à bien cette œuvre législative, c’est un nouveau Maroc qui émerge à terme : une démocratie consolidée, vivante et équilibrée.

 

Quels sont les textes juridiques prioritaires qui restent à adopter par le Maroc ainsi que lesactions à entreprendre dans le domaine des droits de l’Homme ?

 

En matière législative, l’essentiel est d’avancer dans le chantier évoqué ci-dessus et tout nouveau pas dans ce sens est un gain. Mais nos mémorandums, avis et contributions au débat public, publiées ou à paraître avant la fin de l’année, disent en creux, nos priorités : l’égalité, les enfants, les personnes en situation de handicap, la justice et les libertés publiques notamment.

 

En matière d’actions à entreprendre, c’est-à-dire de politique publique globale, nous croyons sincèrement, et c’est une situation qui n’a pas commencé avec ce gouvernement, qu’il y a, malgré les avancées, un manque flagrant de cohérenceglobale et de rigueur dans le suivi des chantiers ouverts, une sorte « d’évaporation » dans la mise en œuvre quotidienne des réformes entamées dans ce domaine. C’était pour y pallier qu’un plan national d’action pour la démocratie et les droits de l’Homme a été élaboré, après un débat national pluraliste, salué au niveau international. M. le ministre de la Justice et des Libertés souhaite en enlever quelques points. Nous pensons pour notre part que le plan doit être adopté en l’état, la majorité n’étant quant à elle engagée que par son programme, présenté au Parlement. Nous continuons à en discuter avec lui et avec la Délégation interministérielle aux droits de l’Homme.

 

Que pensez-vous des rapports des organisations internationales qui épinglent le Maroc en matière de droits de l’Homme ?

 

Ces ONG, de plus en plus nombreuses d’ailleurs, sont devenues un acteur incontournable de la scène internationale des droits de l’Homme et, contrairement à notre perception, elles ne font pas qu’épingler le Maroc. Elles le font de tous les pays et notamment les plus ouverts, ce que nous sommes, et ceux qui affichent les ambitions les plus élevées, ce qui est notre cas. Elles nous demandent et nous demanderont à l’avenir de faire plus. Et ce n’est pas un mal ni un complot. Nous voulons nous mêmes plus de droits et plus de mise en œuvre effective. C’est notre choix, souverain et raisonné. Nous pouvons être parfois énervés, voire scandalisés, comme lors de la décision d’Amnesty de faire du Maroc un des 5 pays choisis pour illustrer une campagne mondiale d’une année contre le fléau de la tortureau prétexte, ridicule à mon sens, que nous sommes le seul pays de la région où il y a des chances de progrès. Mais ce sentiment, aussi légitime soit-il, ne doit pas faire cesser notre collaboration avec Amnesty ni avec les autres ONG. Il faut l’amplifier même. Les recommandations des organes spécialisés des Nations unies en matière des droits de l’Homme, présentées à la suite de la discussion des rapports périodiques du gouvernement, sont aussi parfois très sévères, même si elles sont formulées dans un langage plus policé.

 

Il faut se saisir de ces rapports et de ces recommandations onusiennes pour faire notre propre bilan et évaluer notre système national de protection : Est-il suffisant ? Efficace ? Que faut-il faire pour l’améliorer ? C’est la raison pour laquelle, par exemple, nous agissons au CNDH depuis octobre 2012 (date de publication de notre rapport sur les prisons) pour la mise en place du mécanisme national de prévention de la torture et des mauvais traitements. La meilleure réponse est en définitive l’amélioration de notre propre dispositif de protection.

 

Quel message le Maroc a-t-il  pu véhiculer à travers l’organisation du forum mondial des droits de l’Homme ?

Celui d’un pays sans complexes qui sait à la fois qu’il a encore des progrès à faire et qui ambitionne de jouer, à égalité, son rôle dans le concert des nations en matière des droits de l’Homme,comme l’a illustré le Message Royal. Un pays accueillant aux autres, ouvert, diversifié et en mesure d’offrir à tous, nationaux et étrangers, un espace de libres et fraternels débats, sans interdits. Un pays attentif aux aspirations et aux mutations des pays du Sud, mais sans aucune remise en cause des fondamentaux universels des droits de l’Homme. De tous les droits.

 

 

Interview de M. Driss El Yazami sur "Le Matin du Sahara ”, le 30 Juillet 2015

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