Le nouveau combat d’Ahmed Herzenni
Ancien militant maoïste détenu pendant plus de douze ans à la prison de Kénitra, il succède à Driss Benzekri, récemment décédé, à la tête du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH). Interview.
Rabat, 22 décembre 2004. L’Instance Équité et Réconciliation (IER), qui a pour mission de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme au Maroc depuis l’indépendance (1956), entame ses auditions publiques. Les victimes défilent à la tribune pour raconter leur calvaire. Les témoignages sont retransmis en direct par toutes les radios et télés du royaume. Le récit de la mère d’un prisonnier politique des années 1970 est un crève-cœur. Puis, c’est le tour d’un rescapé de Tazmamart, le bagne mouroir, ou d’un parent de l’un des chefs de la révolte du Rif, en 1958.
Mais c’est Ahmed Herzenni qui crée l’événement. S’exprimant dans un arabe sobre et efficace, il commence par « demander pardon à tous ceux qui ont souffert davantage que [lui] », puis, prenant l’assistance à rebrousse-poil : « Je ne suis pas une victime. » Et d’expliquer : « Je suis un militant qui a lutté, lutte et luttera toujours contre toutes les formes d’injustice, d’exploitation, de mépris, mais aussi de servilité. » C’est la seule manière, à ses yeux, de demeurer fidèle aux valeurs de dignité et de liberté dont il s’est imprégné auprès de sa famille et de « [ses] maîtres marocains et français ».
Lui qui a passé plus de douze ans en prison confie qu’il n’est « pas né opposant », puis raconte une scène mémorable qui remonte au retour de Mohammed V, le 16 novembre 1955. Il a 7 ans et, avec Abdellah, son frère, il participe à la liesse générale. Le père donne à chacun l’équivalent de 1 dirham - une fortune. Les deux gamins détalent. C’est à qui arrivera le premier au petit bazar. Pour se goinfrer de sucreries ? Non, pour acheter un portrait de Mohammed V. Par la suite, ajoute l’anthropologue, le lieu de résidence de la famille a varié au gré des affectations du père, mokhazni (agent d’autorité) de son état, mais elle n’a « jamais raté une visite royale ».
Second grief : les représailles collectives. On s’en est pris à des familles, à des tribus entières. Et ses proches n’ont pas échappé à cette barbarie. Pourtant, aucune trace de ressentiment chez Ahmed Herzenni lorsqu’il évoque le passé immédiat. Le règne de Hassan II ne saurait être assimilé au mal absolu, estime-t-il. En matière de libertés publiques, les Marocains ont eu droit au Smig : « C’était très limité, mais réel. » Et puis, des progrès ont été accomplis dans des domaines tels que « l’intégrité territoriale, la diplomatie ou l’économie ».
Les responsabilités des autres, dont Hassan II, ne l’exonèrent pas de ses propres responsabilités. « Je dois confesser que je n’étais pas un ange. Ma culture était loin d’être démocratique et je n’excluais pas de recourir à la violence afin de mettre en œuvre ce que je croyais être “la ligne juste”. »
Sur sa lancée et en bonne logique, l’ancien militant maoïste associe dans la même prière Hassan II, Mehdi Ben Barka et les autres martyrs de la gauche : Mohamed Bennouna, mort au combat dans le dernier maquis de « Fqih » Basri, en 1973 ; Abdellatif Zeroual, mort sous la torture en 1974 ; ou encore Saïda Menebhi, qui ne survécut pas à une grève de la faim, en 1977… Dernière audace : dans cette invocation plus politique que mystique, Herzenni mentionne... Mustapha el-Ouali, le fondateur du Polisario.
Dans la salle, personne ne bronche, l’émotion est à son comble. D’une voix ferme et égale, ne recherchant aucun effet comme s’il déclinait des évidences, il poursuit : « Permettez-moi de prier aussi pour les vivants. À commencer par ce jeune homme noble, intrépide, dépourvu d’arrogance, possédant un véritable tempérament démocratique et sans qui nous ne serions pas réunis ce soir pour réconcilier le Maroc avec lui-même. J’ai nommé Sa Majesté Mohammed VI. »
Tel est Ahmed Herzenni. Couturé d’épreuves, taillé dans l’austérité, il a réussi sa prison comme d’autres réussissent leur carrière. Avec cet homme d’exception, on ne pouvait trouver meilleur choix pour succéder à Driss Benzekri à la tête du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH). Parce qu’une telle décision s’imposait, on s’attendait à ce que le roi prenne son temps pour l’annoncer. Il n’en a rien été. Décidément, le Maroc a changé.
Jeune Afrique : Vous avez été reçu par le roi, le 31 mai au palais de Fès, pour succéder à Driss Benzekri à la tête du CCDH. C’est une première...
Ahmed Herzenni : En effet. L’audience a duré moins de dix minutes et a été fort amicale. Le roi n’a pas dissimulé son émotion en évoquant Driss Benzekri. Il m’a dit en substance qu’il était irremplaçable, mais que nul n’était indispensable et que lui-même n’était qu’un « locataire privilégié » de la Maison Maroc. Ses directives ont été claires : poursuivre l’œuvre engagée et faire du CCDH une institution pérenne qui symbolise et incarne le passage irréversible vers la démocratie.
Une désignation aussi rapide a surpris…
Le roi a sans doute estimé qu’une vacance prolongée à la direction du CCDH risquait d’être dommageable à son travail et, en particulier, à la mise en œuvre des recommandations de l’IER (indemnisations, réparations collectives, etc.).
Peut-on parler d’un testament de Benzekri concernant sa succession ?
Pas à ma connaissance.
Vous vous voyiez souvent ?
Je l’ai vu assez régulièrement tout au long de sa maladie. La dernière fois, c’était chez lui, une dizaine de jours avant sa disparition. Il avait évoqué sa mort, qu’il savait imminente. Il était serein, à son habitude, mais très affaibli. Je n’étais pas sûr que les visites lui faisaient du bien et j’ai décidé de ne plus le déranger, tout en continuant à prendre de ses nouvelles.
Quels étaient au juste vos rapports ?
Nous n’étions pas exactement des copains. Mais nos relations étaient empreintes de respect mutuel et d’une complicité, disons philosophique. Sans nous concerter, nous étions d’accord sur l’essentiel. Ce fut le cas lorsqu’il a fallu s’éloigner du Forum Vérité et Justice et s’engager dans le dialogue avec le Palais en vue de constituer ce qui deviendra l’IER. J’ai également été à ses côtés lorsqu’il a fallu organiser des auditions publiques, qui suscitaient d’énormes appréhensions. Ensemble, nous avons participé, fin 2005-début 2006, à une tournée internationale d’explication sur l’IER et le Rapport du cinquantenaire. Celle-ci nous a conduit en Europe, aux États-Unis et en Afrique du Sud.
Qui était Driss Benzekri ?
On a dit et écrit - dans Jeune Afrique - qu’il était un saint : il était en tout cas en quête d’un sacerdoce. Il s’était d’abord passionné pour le marxisme, puis, en prison, pour la question berbère et, enfin, pour les droits de l’homme. C’est en se consacrant à cette dernière cause qu’il a trouvé son chemin et donné la mesure de son abnégation et de son sens politique. Autre trait caractéristique : il ne se contentait pas d’avoir des convictions, il avait à cœur de les mettre en pratique et déployait pour cela de rares talents d’organisateur et de diplomate. Son charisme lui permettait de faire travailler ensemble des individualités contrastées et d’obtenir en douceur les adhésions nécessaires. Et puis, on ne l’a pas assez dit, il inspirait de l’affection, de la tendresse. D’ordinaire, les leaders, font naître des sentiments d’admiration, de respect. Lui, on l’aimait, on avait envie de le toucher, de l’embrasser…
Votre témoignage lors des auditions publiques de l’IER a fait date. S’agissait-il d’une initiative solitaire ou d’une décision concertée ?
Je vais tout vous dire. J’ai été sollicité deux jours avant les auditions. J’ai aussitôt accepté, puis informé ma femme que j’allais m’absenter pendant vingt-quatre heures. Je me suis alors isolé dans une chambre d’hôtel. C’est là que j’ai écrit mon discours, d’un trait.
Qui aviez-vous informé de votre intervention ?
Personne. Pas même ma femme et mon frère Abdellah, que je consulte habituellement sur toutes les décisions importantes.
Pourquoi tant de discrétion ?
Affaire de conscience.
Aviez-vous quand même conscience de faire un « coup » ?
Mon objectif était de désarmer les adversaires de l’IER, qui exerçaient des pressions pour tuer dans l’œuf le processus de réconciliation. Surtout, je ne voulais parler au nom de personne, je tenais à dire ma vérité. Et quand j’ai lancé à la tribune que je n’étais pas un ange, je n’avais en vue que mon expérience personnelle.
Associer dans la même prière Mehdi Ben Barka et Hassan II n’était pas innocent…
C’était parfaitement réfléchi, médité et prémédité. Je pense en conscience qu’ils étaient l’un et l’autre les produits d’une époque, qu’il convenait d’apprécier leur action en se référant à cette époque, dans son ensemble et non d’une manière tronquée, partiale et partisane. Je prétends que le manichéisme est moralement et politiquement néfaste : il n’est ni honnête ni payant. En outre, je persiste à penser que l’œuvre de Hassan II ne se réduit pas aux « années de plomb », que nous n’avons rien à gagner à diaboliser certains acteurs de notre propre histoire.
Dans quelles circonstances aviez-vous été condamné ?
C’était en 1972, j’avais 24 ans et je militais au sein de ce qu’on appelait l’« Organisation B », qui allait se scinder en deux groupes : le 23-Mars et Servir le peuple. J’étais proche du deuxième groupe, qui était d’obédience maoïste. Mon crime ? Distribution de tracts et publication d’un journal clandestin en arabe intitulé La Voix du prolétaire. Lors du procès, mon avocat, Abderrahim Bouabid, m’avait dit qu’il s’agissait d’un délit de presse passible tout au plus de trois mois d’emprisonnement. Ce fut quinze ans et j’en ai purgé douze et demi. Bien entendu, comme tout le monde, j’ai été torturé après mon arrestation. À partir de septembre 1973, j’ai été enfermé à la prison de Kénitra, où j’allais rencontrer Benzekri.
Comment avez-vous vécu vos années de prison ?
Vous savez, à en juger par mon expérience et celle de la plupart de mes compagnons, le temps carcéral se divise en deux périodes bien distinctes. La première est celle de la résistance et de l’héroïsme : on est mobilisé, on se bat chaque jour, à tout instant, pour arracher une amélioration de ses conditions de détention. Pendant cette première période, qui dure quatre ou cinq ans, on ne sent pas vraiment l’enfermement.
C’est tout le contraire au cours de la seconde période : on est confronté en permanence à la réalité nue de la prison. Et puis, les relations avec le monde extérieur - famille, camarades ou amis - se détériorent et se distendent, les ruptures et les divorces se multiplient. On vit chaque instant avec l’angoisse de gérer le trop-plein de temps, le temps sans fin et sans but, le temps éternel. C’est insupportable et chacun invente, comme il le peut, sa propre stratégie de survie. La mienne, c’était la lecture et l’écriture. Malgré tout, sans le soutien de quelques compagnons, de la famille et d’amis à l’extérieur, on ne s’en sort pas. Et de fait, malheureusement, nombreux sont ceux qui ne s’en sont pas sortis.
Que lisiez-vous ?
De tout. Des textes de critiques du marxisme (Raymond Aron, Ivan Illich, André Gorz)… Des ouvrages sur le féminisme et l’écologie… Des romans français (Balzac, Maupassant) ou russes (Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev)… De la poésie aussi : Saint-John Perse, René Char, André Breton…
Qu’avez-vous fait après votre libération ?
C’était en août 1984. Après quelques mois d’adaptation, j’ai lancé un mensuel, qui se proposait de faire des droits de l’homme et de l’écologie des sujets centraux. Je n’ai pu faire paraître que trois numéros, mais c’était la première fois qu’une telle approche s’exprimait dans les milieux d’extrême gauche. J’ai également passé un DEA en sociologie, pour compléter la licence que j’avais obtenue à Kénitra. Pendant un an, j’ai cherché du travail en vain, et c’est grâce à Hussein Faraj, directeur de l’Institut national de recherche agronomique (Inra), que j’ai touché mon premier salaire. D’abord en tant qu’« ouvrier occasionnel », puis comme « technicien de laboratoire » : 900 dirhams. Il n’existait pas de statut permettant de m’employer comme sociologue. En 1988, l’Inra m’a offert d’aller aux États-Unis pour faire un PhD, un doctorat en sociologie-anthropologie. Ces trois années passées à Lexington (Kentucky) furent une période de convalescence et de découverte du Nouveau Monde, dans tous les sens du terme. Ma femme m’accompagnait et c’est là que nous avons eu notre premier enfant. Mon séjour allait néanmoins être perturbé par la guerre du Golfe. Dans un climat de passion et d’hostilité à l’égard des « Arabes », j’ai dû reprendre du service et multiplier les interventions sur le campus. Ce qui m’a contraint à précipiter mon départ.
Après mon retour, j’ai enseigné deux ans dans la prestigieuse université Al-Akhawain, à Ifrane. Mais fin 1996, lors de la première promotion de mastères, l’administration a tenté de prendre connaissance des travaux des étudiants avant qu’ils soient examinés par le jury. Les libertés académiques étant en cause, j’ai démissionné avec une vingtaine de mes collègues, perdant au passage un salaire important. J’ai repris mon travail à l’Inra.
Avec votre désignation pour succéder à Benzekri, on a l’impression d’assister à l’émergence, encouragée par le Palais, d’un embryon de nouvelle classe politique…
Ce qu’on peut dire, c’est qu’on voit à l’œuvre des élites politiques, qui ont appris dans leur chair le respect des droits de l’homme en tant que facteur essentiel de la modernisation du royaume et qui privilégient les actions de proximité en faveur des exclus et des déshérités. Ces élites se distinguent aussi par leur attachement aux vertus de l’égalité. Elles rejettent ou ignorent le modèle du zaïm et toutes les hiérarchies fabriquées…
Peut-on parler d’une remise en question ou d’un rejet des élites anciennes ?
Pas du tout. Nous reconnaissons volontiers les mérites des aînés : ils ont rendu des services au pays dans le passé et peuvent en rendre encore. Nous leur demandons seulement de ne pas considérer comme des adversaires tous ceux qui veulent agir sur la scène politique avec des idées et des expériences nouvelles.
Propos recueillis par Hamid Berrada, pour Jeune Afrique- 1 juillet 2007