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Driss Benzekri : Mission accomplie

Expliquant les différents chantiers sur lesquels travaille l’Instance équité et réconciliation dont il est le président, Driss Benzekri ne cache pas sa satisfaction quant au déroulement des actions menées sur plusieurs fronts par l’IER.

ALM : Quel bilan faites-vous de l’action entreprise jusque-là par l’IER et comment avez-vous personnellement vécu cette expérience ?

Driss Benzekri : Pour moi, cette expérience a été passionnante. Je suis comblé. L’action de l’IER représente un jalon important dans la promotion des droits de l’Homme au Maroc et le développement démocratique dans notre pays .

Cette expérience est d’autant plus importante qu’elle est singulière. A moins que je me trompe, elle est l’unique au monde à avoir eu lieu alors que le système socio-politique de gouvernement, le régime, connaît une continuité sans failles. Dans d’autres pays, ce genre d’expérience suppose une certaine coupure, une rupture. Au Maroc, elle intervient alors qu’une succession bien heureuse et fluide sur le plan institutionnel a eu lieu. Mais à l’intérieur même de cette continuité, il s’est opéré au Maroc , déjà du temps de feu Hassan II, mais aussi et surtout avec SM Mohammed VI, des ruptures structurantes dans le cadre d’un cadre d’un régime monarchique parlementaire constitutionnel, mais qui se remet en cause de manière raisonnée sur les questions fondamentales.

Est-ce là la seule particularité qui différencie l’expérience marocaine de celles qui ont eu lieu dans le monde ?

Il n’existe pas d’expérience modèle dans le monde. Il y a certes des normes internationales importantes, qui sont transposables à notre niveau, sur la nature d’une commission de vérité, le champ sur lequel elle doit travailler, sa temporalité, ses compétences. Ce sont là des éléments communs à l’ensemble de ces expériences. Mais dans chaque contexte politique de transition, en fonction de nature des problèmes objets de l’étude, l’objectif est de répondre aux interrogations de la nation, de la société.

Tous les débats, tortueux souvent, difficiles parfois, qui ont eu lieu dans la décennie 90 au Maroc avaient justement pour objectif de faire émerger le consensus, d’abord sur la définition même des violations passées des droits de l’Homme. Ce débat a donné lieu à des qualifications juridiques, à des catégorisations des violations commises et des contextualisations dans le cas marocain. Là justement est une des principales singularités de l’expérience marocaine, dans la mesure où on ne pouvait imaginer, dans le cadre de la continuité d’un régime, qu’il y ait ce débat. Que l’Etat recoure à une Instance pour trancher sur cette question au lieu de laisser se régler le problème par épuisement et une marque de courage. A l’amnésie, l’Etat a décidé, par la plus haute instance du pays, d’affronter le problème de manière directe.

Que dites-vous à ceux qui critiquent les limites de l’IER, affirmant qu’il n’y a pas de réconciliation tant que les responsables des violations passées n’ont pas été jugés ?

L’explication politique juste et adéquate est de trouver dans la question sur l’étape politique, sociale, les rapports de force, la nature du régime, que nous connaissons. Le jugement des responsables dans l’absolu est un principe fondamental, moralement juste, juridiquement souhaitable, mais politiquement faux. Elle transpose la mise en œuvre d’un principe en le dissociant de son contexte politique. Par exemple, l’Argentine qui est allé dans ce sens, en jugeant un petit nombre de la gente militaire, ne l’a fait que parce qu’il y a eu une évolution spécifique, à la limite anecdotique, qui s’est soldée par la perte des militaires de leur légitimité et un changement de régime. Une transition où il y a changement de régime par la violence donne généralement lieu à un autre régime victorieux qui écrase son prédécesseur. Le type de justice transitionnelle appliqué à ce moment là est donc un type victorieux, qui peut se permettre des tribunaux, des procès... Et nous ne sommes pas dans ce schéma. Alors qu’une transition qui s’opérerait par négociation et à travers, souvent, des compromis politiques est donc, forcément, une situation où l’aspect responsabilité, ou amputation de responsabilité à une veille garde, est souvent au cœur des négociations. Tous ces facteurs déterminent le mandat et les attributions d’une instance comme la nôtre.

Quelle est votre appréciation du déroulement et impact des auditions publiques organisées par l’Instance ?

L’expérience a été très importante. Il s’agit de la plus large d’expression publique des victimes, qui ont pâti aussi bien violations quand celles-ci ont eu lieu, mais aussi par la désinformation qui a régné pendant des années autour de ces questions et la propagande qui parfois légitiment les atteintes aux droits de l’Homme, d’autres niaient leur existence. Cette époque-là est désormais dépassée. Au-delà du rôle qu’ont joué les auditions dans la libération de la mémoire, nous avons également été surpris par l’engouement général qu’elles ont suscité auprès de la population. Lors de chacun de nos déplacements, nous étions interpellés partout par des commentaires et des questionnements. Ce qui est à relever, c’est que dans chaque région où les auditions publiques ont été organisées, il y a eu des audiences de quartiers où les victimes étaient les acteurs principaux. Les auditions publiques ont aussi été l’occasion de permettre à la société de tester la volonté de l’Etat d’ouvrir l’espace d’expression sur ce registre de façon claire. A travers les auditions, les Marocains ont pu remarquer l’incroyable changement du comportement de l’Etat à l’égard de la société. Une nouvelle relation entre l’Etat et la société civile a été établie. L’Etat écoute la société et reprend les idées de la société civile. Les vraies idées de sociétés trouvent leur place dans les priorités de l’Etat.

Un tel rapport n’a pas régné lors des auditions d’Al Hoceima. Quel jugement apportez vous à votre expérience dans cette ville ?

L’audience publique d’Al Hoceima est pour moi une réussite du fait, d’abord, que sa conception et son organisation sont le fruit d’une collaboration exemplaire avec les victimes concernées et les secteurs les plus dynamiques de la société civile, aboutissement d’un long travail que l’Instance a entamé depuis un an exactement dans toute la région. Elle a constitué un nouveau jalon dans le processus de réconciliation nationale et sociale, qui a persmis de rouvrir un débat national important sur une région qui a énormément souffert dans son vécu et sa mémoire.

Il était prévisible dans ces conditions que subsistent des contestations et oppositions résiduelles, certaines franchement ataviques, d’autres irréalistes et inopérantes. Tout ce la n’a pas empêche d’audition d’Al Hoceima d’avoir lieu et de marquer les esprits.

Vous êtes aussi très attendus pour les auditions de Laâyoune. Où en sont vos préparatifs pour cette dernière séance ?

La séance de Laâyoune dépend de quelques réglages qu’il nous reste à effectuer et du choix du moment opportun à son déroulement.

Contrairement à ce qu’a affirmé une certaine presse, en donnant la parole à une minorité de séparatistes, disant que les populations sahraouies et les victimes issues de cette région s’opposaient aux auditions publiques. Ce qui est faux. Nous nous sommes rendus à plusieurs reprises dans le Sahara, discuté avec les gens et vu combien ils sont favorables à la tenue des auditions publiques à Laâyoune. N’en déplaise aux services secrets d’Algérie qui avaient donné des directives poussant les groupes séparatistes à saborder l’opération et contrer l’action de l’IER.

Que pensez-vous de la couverture médiatique du travail de l’IER, notamment des auditions publiques ?

Je pense que la presse, du moins dont le professionnalisme et le sérieux n’est plus à prouver, a fait son travail comme il se doit. Mais on pouvait faire mieux. Il y a naturellement une certaine presse qui a fait le choix de la contestation en se donnant le rôle d’objecteur de la conscience politique dans notre pays. Et cela, dès le départ. Leur cible était moins le travail de l’IER que la monarchie. Dans La précipitation et la recherche du sensationnalisme, ces médias enfreignent les règles de la déontologie les plus ordinaires. A leur égard, nous avons fait preuve de patience et de tolérance.

On vous reproche dans ce sens votre discrétion ?

Dans le contexte actuel que nous vivons, nous devions moins provoquer que préparer le terrain. Ce qui nous a créé plusieurs problèmes avec la presse, notamment sur la dimension enquêtes et investigations qui exigeaient une certaine discrétion de notre part d’abord, pour protéger nos sources et partenaires et, ensuite, pour ne pas aggraver les blessures des personnes concernées. Il était très difficile de faire état des travaux sur les disparus, les sépultures, même si, idéalement, cela aurait été très intéressant. Nous devions à chaque fois gérer une double-contrainte. Celle du droit à l’information contre la nécessaire discrétion. Nous avons beau expliquer notre méthodologie de travail, mais nous avons été peu écoutés sur ce registre.

Qu’en est-il de l’arrêt de retransmission en direct des auditions ? Etait-ce votre choix ou celui des télévisions nationales ?

C’est le choix de l’Instance. A notre grande surprise, les deux premières auditions de Rabat ont réalisé tous les objectifs que nous nous étions tracés, à savoir la sensibilisation de la population, l’enclenchement de la dynamique de la catharsis et la libération de la parole ainsi que la vérification de la bonne volonté de l’Etat. Le tour était joué depuis le premier jour. C’est là où on s’est posé la question sur l’utilité du reste. D’autant que les premières audiences ont été une sorte de microcosme regroupant l’ensemble des violations, avec les différents types de générations et de catégories touchées par ces violations.

Où en êtes-vous en matière des réparations individuelles et collectives ?

Nous allons très prochainement rendre publics les détails de notre action sur ce registre. En attendant, la démarche générale de la réparation des victimes ne comporte pas seulement l’indemnisation monétaire, par ailleurs une obligation de l’Etat. On considère que la réparation doit également compter la recherche de la vérité et la reconnaissance par l’Etat des violations subies par les victimes. A cela s’ajoutent la nécessaire intégration des victimes socialement, leur réadaptation physique et morale. Une manière de ne pas cautionner le statut de victimes, dont plusieurs associations font un objet d’enjeu politique, ce contre quoi nous nous élevons. La réparation collective, elle, est une affaire d’Etat. Des régions entières ont plombée par des décisions à titre régional ou local de punitions collectives démesurées. Notre action sur ce registre consiste à établir des études sur ces régions et proposer des solutions de relance économiques et sociales avec les associations locales. Certains chanteurs sont en cours, d’autres en préparation à Agdz, Kelaât Mgouna, Tazmamart, Al Hoceima et dans d’autres régions.

Pour ce régions, des projets de zones d’électrification, de routes, de centres éducatifs sont entrepris. Nous travaillons également sur le problèmes d’image dont souffrent ces régions ainsi que les préjudices post traumatiques sur la santé physique et morales subies par les victimes dans ces régions.

Qu’en est-il du dossier des disparitions forcées ? Quels sont vos premières conclusions sur ce plan ?

Il faut savoir que ce sont surtout les détentions arbitraires qui ont en plus dominé les périodes de répression qu’a connues le Maroc. Les disparitions forcées, elles sont entre 200 et 400 cas. D’autant qu’elles n’ont pas été synonyme d’enlèvement et de liquidation comme c’était le cas dans les autres pays. Dans son travail sur ce volet.

L’IER a repris le travail depuis le début. A la simple consultation des archives de l’Etat, mal élaborées par ailleurs, nous avons opté, dans l’esprit même de notre démarche participative, pour un travail de recherche et d’investigations auprès des familles, des témoins, des ONG ainsi de toutes les sources possibles, y compris les archives. Un travail d’enquête et de prise de contact avec les autorités centrales, les appareils concernés, comme la Gendarmerie, l’Armée, les Services de police et de renseignements a été effectué. Notre démarche a concerné aussi bien la vérification et le recoupement des éléments réunis, à travers des preuves ou des présomptions fortes, que le reporting, en informant les concernés et en prenant les mesures nécessaires pour leur réparation. Sur ce registre, nous avons fait l’essentiel. Nous avons également réuni toutes les listes qui ont circulé sur ce dossier pour en vérifier l’authenticité à travers un examen méthodologique des différentes sources. D’autant que ce dossier représente un enjeux majeur pour les groupes ennemis du pays comme le polisario. Ce dernier n’hésite pas à créer de toutes pièces des listes et les envoyer aux Nations Unies. Celle-ci a une méthode simple et pragmatique sur ce dossier : toute source disposant d’une information sur un cas de disparition dans le monde a le droit d’envoyer une communication. Ces communications sont inscrites et présentées à la Commission des droits de l’Homme. Le Gouvernement de l’Etat incriminé a six mois pour répondre. Mais le mal est dans ces cas déjà fait. Nous allons présenter un rapport détaillé sur ce point. En faisant la distinction entre les différentes catégories des disparitions forcées. Ceci, parce que dans les listes qui circulent sur le Maroc, il n’y a pas que des disparitions forcées,. C’est pour cela qu’une formule, plus générique, est utilisée. Celles des personnes au sort inconnu. On y trouve à la fois des disparitions forcées et des personnes décédées lors de manifestations de contestations sociales, en 1956,81, 84, 90. mais du fait que leurs sépultures n’ont pas été remises à leurs familles, ces dernières ont interpellés des ONG qui les ont intégrés dans des listes de cas de disparitions forcées.
Ce qui créé un amalgame auquel nous essayons de parer par un travail de clarification juridique et normative mais aussi un travail politique pour en arriver à élucider le sort des personnes. Nous travaillons sur les cas emblématiques, tel que Mehdi Ben Barka, mais toutes les personnes sont importantes.

Votre mandat étant sur le point de prendre fin, quels sont les principaux axes du rapport que vous allez soumettre à Sa Majesté ?

L’IER a pour mandat de produire un rapport et faire des recommandations et des propositions de réformes répondant à la question essentielle de la prévention pour l’avenir de non répétitions des violations. Tout ce qui relève de la responsabilité et du fonctionnement de l’Etat, notamment dans la gestion de l’exercice des libertés de façon générale, fera l’objet de propositions de réformes aux niveaux juridique et institutionnel avec la proposition de réformes dans un certain nombre d’institutions en relation directe avec les droits fondamentaux. Cela dit, l’Instance présentera son rapport avec les recommandations qui s’imposent en tirant les conséquences de l’analyse du contexte politique, de la responsabilité de l’Etat, de différents acteurs dans les violations commises.

Propos recueillis par Tarik QATTAB, paru dans Aujourd’hui le Maroc du 08/06/05

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