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Entretien avec Driss Benzekri, secrétaire général du CCDH : la longue quête pour la vérité

Le Matin : Beaucoup de choses ont été dites et écrites par l’instance " Equité et Réconciliation " dont la création a été recommandée par le CCDH. Diriez-vous que la méthode prônée par cette instance est une sorte de troisième voie, une sorte de réconciliation à la marocaine ?

Driss Benzekri : C’est une option de règlement du legs des abus du passé, orientée effectivement dans le sens d’une réconciliation qui renforce les acquis démocratiques, participe de la même stratégie en fait suivie ces dernières années par le Maroc, met en place les éléments essentiels du système démocratique dans le sens où il faut créer les bases à une véritable justice sociale par le travail de solidarité, par la réforme de la Moudaouana qui intègre cette stratégie, etc. Il y a donc une stratégie intégrée où cet élément de réconciliation, par la connaissance de la vérité, joue un rôle important. Ce n’est pas spécifique au Maroc, les standards internationaux où ce type de commissions de vérité ont joué ce rôle existent.

Vous prônez d’emblée, et dès l’intitulé de l’instance, la réconciliation. Avant de la tourner, la page des violations et des exactions sera-t-elle lue ?

La réconciliation, dans l’intitulé et le concept même de la proposition soumise à Sa Majesté, est un objectif à atteindre par divers moyens et modalités. Ces moyens sont justement l’établissement de la vérité, la réparation, la réhabilitation, la reconnaissance de l’Etat. Tout cela peut aboutir à la réconciliation en matière d’exercice des droits de l’homme. Il y a d’autres formules de promotion de la réconciliation. Je rappelle encore une fois la réforme fondamentale des droits des femmes, la reconnaissance de l’identité berbère marocaine et d’autres réformes encore. C’est là la stratégie intégrée à laquelle je faisais référence. Je tiens à préciser la différence entre la réconciliation comme processus et comme objectif. Comme processus, c’est la vérité, la réparation, la reconnaissance, tout le débat national qui va s’ouvrir autour de la question. Ce qui va en résulter, c’est la restauration de la confiance, une compréhension et une intégration dans le jeu démocratique sain d’une société moderne.

“ Les excuses de l’Etat peuvent prendre plusieurs formes ”
Vous évoquez la responsabilité de l’Etat dans cette quête de la vérité. Peut-on imaginer, à la fin de ce processus d’équité et de réconciliation, et pour que la page soit définitivement tournée, l’Etat présenter ses excuses aux victimes ?

Je crois que rien n’est exclu. L’Etat a résolument accepté ce type de solution. Il a même déjà implicitement reconnu la responsabilité et cela est consigné dans les décisions et les rapports de l’ancienne commission d’indemnisation. Ce nouveau travail va peut-être éclaircir davantage les responsabilités pour savoir quels sont leur contenu, leurs portées et leurs différentes manifestations. Ayant fait la part des choses, l’Etat va certainement prendre les décisions sous différentes formes. En fait la reconnaissance peut se décliner sous différentes formes : cela peut être des excuses, une déclaration sur le mode de la compassion, une décision de réhabilitation. Il n’y pas que l’excuse. L’apologie politique est une question politique et décidée selon le contexte. Ce qui signifie qu’elle peut être utilisée pas toujours de manière saine. En tout cas, il y aura certainement nécessité à tirer les conséquences de la responsabilité à l’égard de la société et des individus, sous différentes formes.

Que répondez-vous à ceux, parmi les militants de défense des droits humains, qui vous reprochent de ne pas avoir été jusqu’au bout de la quête de la vérité et d’encourager quelque part l’impunité en ne poursuivant pas les responsables des années de plomb ?

Il serait injuste de reprocher au conseil d’encourager l’impunité ou de la cautionner. Par rapport à l’impunité au sens restreint du terme, c’est-à-dire manquement à l’application de la règle de droit, nous faisons un travail au jour le jour pour que cela ne se reproduise pas. S.M. le Roi Mohammed VI a, depuis son avènement, une approche très forte à l’égard de l’application de la loi et a instauré un nouveau concept de l’autorité. Dorénavant, et en tout cas pour l’avenir, tout cela est acquis.
Pour le passé, cela pose un autre problème. Il ne s’agit pas de manquements ponctuels de la règle de droit. Il s’agit d’un package, d’un stock énorme de manquement à la règle de droit qui s’est répété et qui a été cautionné par les différents gouvernements et services pendant plus de trois décennies. Une société ne peut pas se permettre –je ne parle ni pour les individus ni pour les associations- de dire que table rase sera faite et que des procès seront tenus. Ce sont des choses qu’il faut analyser posément et voir ce qu’attend, dans son contexte actuel, la société marocaine. Sur le principe, nous sommes évidemment d’accord pour combattre l’impunité. Il faut veiller à mettre en place des stratégies pour son éradication totale. Encore faut-il définir ce qu’on entend par impunité. C’est le manquement à la règle de droit mais il y a aussi des formes d’impunité qui ne sont pas “ de jure ”. Elles n’ont pas de caractère juridique. Cela peut être de fait. Ce sont des formes de clientélisme, de politique publique, sociale qui encourage parfois des manquements, le laxisme ambiant dans la société. C’est un mépris de la norme juridique. On peut le constater tous les jours jusqu’au non-respect du code de la route. C’est une culture à combattre à long terme. Le CCDH n’encourage pas cette impunité. Simplement, en tant que procédure proposée, nous disons clairement que le CCDH n’est pas habilité à se substituer à la justice.

Vous pourriez recommander les poursuites judiciaires. Mais vous avez choisi de ne pas le faire…

Dans ce modèle de commission de vérité, les seuls qui ont recouru à cette prérogative judiciaire ont appliqué la Constitution qui le prévoyait au terme de conflit entre protagonistes. Pour une raison fondamentale, la sauvegarde de l’unité nationale, ils ont tenu à trouver une formule de compromis où des poursuites pourront éventuellement être faites si les anciens responsables ne coopèrent pas à la révélation de la vérité. Nous ne sommes pas dans la même situation, mais j’imagine qu’à la lumière des éléments de preuve, des analyses, des rapports qui vont être établis par la commission, l’Etat prendra des décisions qu’il estime nécessaires.«Une année de travail et au final des propositions de réformes»

Faut-il en conclure que la démarche du CCDH contribue à renforcer la transition démocratique ?

Disons qu’elle procède du même esprit dans le renforcement des mutations, du changement et de la transition démocratique. Par tout le chantier de débat national, de recherche, d’analyse, de réécriture de l’Histoire, en faisant participer le plus large secteur possible, l’apport du Conseil est fondamental.

Quand ce travail de recherche de la vérité sera-t-il terminé ? Quel est le délai pour que la page soit tournée ?

Dans sa nouvelle configuration, le CCDH joue le rôle de relais, de médiateur entre la société et l’Etat. Le conseil a donc fait la proposition et l’Etat a tout de suite accepté. Sa Majesté a donné son accord pour la mise en œuvre de la commission. L’Etat va maintenant s’impliquer et va suivre le travail de la commission au jour le jour pendant une année, les recommandations qui vont être émises. Cela va être une année d’enquêtes, d’établissement de la vérité, de recherches, de réhabilitation. Au final, un tableau de bord avec des propositions de réformes à mettre en place.

Peut-on alors imaginer la proposition d’une réforme constitutionnelle interdisant clairement le recours à la torture ?

Je pense que cela fait partie des choses faciles à réaliser. C’est d’ailleurs une proposition à laquelle réfléchit le Conseil. Il faudra intégrer une criminalisation claire du crime de la torture tel qu’il est prévu dans les conventions internationales. On peut aussi y ajouter le crime de disparition forcée même s’il n’est pas encore défini au niveau international. Une convention se prépare et nous encourageons l’Etat à s’intégrer dans le processus de mise en place de cette convention. Il y aura une grande liberté, une capacité d’invention pour faire des propositions les plus importantes qui peuvent renforcer la modernité et la démocratisation au niveau de l’Etat.

Des rapports récents d’ONG internationales comme Amnesty International ont récemment fait état de cas de tortures et d’enlèvements au Maroc, et ce au lendemain des attentats du 16 mai. Comment le CCDH réagit-il à de telles informations ?

Je voudrais d’abord m’inscrire en faux et dénoncer ce type d’amalgames, malheureusement monnaie courante chez beaucoup de groupes internationaux ou de petits groupes marocains, des activistes qui se mélangent un peu les pattes. Il n’est pas sérieux de faire croire qu’il y a la reproduction de violations graves du passé et de parler tous azimuts de disparitions forcées. Il faut bien cadrer les choses. Il y a eu des dépassements dans l’application d’un certain nombre de règles de droit dans les arrestations, les gardes à vue, dans certaines procédures de procès. Il y a eu des cas de torture que nous avons recensés. Ce sont des cas très limités et connus. Cela ne réduit pas la gravité de la chose mais ce sont des cas ponctuels et isolés et sur lesquels nous travaillons. Il faut un travail de conscientisation, inciter le gouvernement à communiquer, et ne pas se taire sur ces amalgames. “ Les leçons des petites mafias qui se présentent en ONG ”

Comment l’ancienne victime des années de plomb que vous êtes vit-elle la situation des droits de l’Homme aujourd’hui au Maroc ? Pensez-vous qu’il y a évolution ou au contraire recul ?

Je pense qu’il y a une très grande évolution dans l’approche, la mise en application progressive des garanties respectueuses des droits de l’Homme. Personne ne peut le nier. Tous les chantiers sont ouverts.

Lorsqu’on se limite à la version libérale et normative des droits de l’Homme et qu’on veut grossir quelques dépassements pour faire le portrait de l’évolution des droits de l’Homme. Je pense que ceci est injuste. Si l’on parle de droits de l’Homme indivisibles et interdépendants, je voudrais que l’on se rappelle que nous avons des avancées importantes en matière de justice sociale. Ils sont encore incomplets mais c’est une démarche qui témoigne d’une volonté d’intégrer cette dimension sociale de la construction démocratique dans ce processus. Il y a aussi l’approche sociétale : je fais référence aux droits de la femme, le droit à la culture et l’identité berbère. Certains n’ont pas encore saisi la dimension de ces réformes fondamentales. Vue sous cet angle, l’évolution des droits de l’Homme est importante. Vue sous l’angle restrictif des agences de presse, des petites mafias qui se présentent comme des ONG, de militants des droits de l’Homme, l’image est réductrice. On ne peut pas accepter ce genre de leçons.

Il y a quelques mois, le CCDH avait rendu visite à Ali Lemrabet quand il était en grève de la faim. Lemrabet a entamé depuis peu une nouvelle grève de la faim. Dites-vous qu’il faut agir en matière de liberté de presse ? Comment le Conseil gère-t-il ce cas ?

Le CCDH est intervenu par des visites à différents prisonniers. Nous avons d’ailleurs visité l’ensemble des prisons du pays et nous allons bientôt publier un rapport sur le sujet. Nous avons rendu visite à Ali Lemrabet mais aussi au journaliste Mustapaha Alaoui, à l’époque. Nous voulions comprendre les motifs de l’action de Lemrabet qui nous paraissait dommageable pour sa santé et sa personne. Nous avons intercédé pour améliorer sa situation. Sur le cas lui-même, je ne suis pas du tout pour les emprisonnements des journalistes, des penseurs ou ceux qui utilisent la pensée et de ce type de lois. C’est une affaire juridique et qui est aussi posée au Parlement. Nous allons agir pour réformer ce genre de loi.

Vous allez donc agir en amont et procéder à une réforme du code de la presse ?

Je crois que tout le monde est d’accord à ce sujet. Il faut que ce code soit réformé. Il faut aussi qu’on dépasse la simple approche légaliste. Il faut mettre en place un système de régulation de la presse écrite à côté de la loi. Ce sont des moyens qui vont permettre de faire participer la profession à l’application de la loi. La corporation des journalistes et des prétendus défenseurs des droits de l’homme font de l’histoire de Lemrabet le symbole d’une régression imaginaire des droits de l’Homme. Je m’inscris en faux contre ce type d’amalgames. Il faut aussi respecter le droit des autres et leur réputation.

Y a-t-il au Maroc des détenus d’opinion ?

C’est une question très difficile. Il faut un débat sur les terminologies utilisées, les concepts. A mon avis, il n’y a pas de détenu d’opinion au Maroc, c’est à dire des personnes arrêtées parce qu’elles ont exprimé une opinion. Malheureusement, la loi marocaine n’est pas très claire sur certains sujets. Et son application renforce les ambiguïtés. Une personne peut effectivement être poursuivie ou impliquée dans une affaire où en exprimant une opinion elle peut aussi enfreindre le droit des gens ou une autre loi. La difficulté de faire le distinguo de façon claire est une affaire politique. Il faut que le système politique permette une réelle expression de l’opinion. Ce qui suppose que tous les citoyens sont conscients de leurs droits mais aussi de leurs devoirs à l’égard des autres et qu’ils respectent les règles de loi même s’ils ne sont pas d’accord avec leur contenu. Tout cela n’est pas encore acquis.

Quête de la vérité : jusqu’où aller ?

“ La recherche de la vérité comporte des investigations, des enquêtes et des analyses sur des faits ponctuels, sur des séries d’événements, des faits historiques connus. Le rapport qui sera présenté au Souverain avant d’être rendu public de l’ancienne commission d’indemnisation a déjà fait une partie du travail ”, affirme le secrétaire général du CCDH . L’instance " Vérité et Réconciliation " va mener des investigations sur les violations passées. “ Une mise en situation permettra de créer le sens pour en tirer les enseignements. Cela comporte évidemment l’établissement des responsabilités. La toute première et cardinale est la responsabilité de l’Etat. Ceci est fondamental ; nous n’allons pas nous cacher des choses. Ce sont des choses évidentes, connues et admises par l’Etat. L’autre aspect qui est plutôt controversé concerne les responsabilités individuelles ” précise M. . Pour lui, la détermination de responsabilités individuelles ou institutionnelles sur tel ou tel fait ne pose pas problème. “ Ce qui pose problème sur un plan légal, c’est le fait qu’un mécanisme quel qu’il soit qui n’est pas habilité à faire ce travail se mette à déterminer des responsabilités individuelles pénales alors que c’est l’affaire de la justice. C’est un droit préservé et acquis pour toute personne qui s’estime lésée et peut se présenter pour poursuivre selon les procédures admises ”, conclut le SG du conseil.

Propos receuillis parRERHAYE Narjis

Paru dans Le Matin du Sahara et du Maghreb du 10/12/2003

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